Pour comprendre le destin tragique de cette console, il faut avant tout bien se remémorer le chemin que la société Apple a parcouru jusqu'alors. Je ne vous ferai pas ici (sur ce site suivi par une majorité d'utilisateurs de produits frappés de la pomme) l'affront de vous conter en détails l'histoire de la firme de Cupertino et rappellerai donc uniquement les grandes lignes.
La société est, comme chacun sait, fondée en fin des années 70 par deux Steve que sont Wozniak et feu Jobs. S'en suivra le succès de l'Apple II, puis l'arrivée du fameux Macintosh dans le milieu des années 80 et le départ de Steve Jobs, qui créera NeXT.
Le début des années 90 est une période cruciale pour les acteurs de la micro-informatique grand public, mais aussi d'entreprise avec entre autre, l'arrivée du portable dont les prix encore prohibitifs restreignent majoritairement le potentiel client aux professionnels. Il faut savoir innover tout en restant compétitif.
Apple n'échappe pas à cette guerre commerciale et tente de tirer son épingle du jeu avec la gamme des LC et des Quadra, puis des PowerBook et du Newton, ce dernier étant un échec commercial.
Malgré tous ses efforts, la société voit les parts de marché être grappillées par le standard Personal Computer (initié par IBM) majoritairement à base de CPU Intel et utilisant le système de Microsoft, Windows. Entre temps, Apple, IBM et Motorola se sont rapprochés et de cette alliance naît le PowerPC, processeur RISC, dont la technologie sera beaucoup utilisée dans le monde des consoles de jeux dites "new" et "next" gen (PS3, Xbox360, GameCube, Wii, Wii-U…).
Le premier Mac PowerPC voit le jour en 1994. Mais la sortie du nouveau Intel Pentium et de Microsoft Windows95 va couper l'herbe sous le pied de la firme pommée. Son CEO d'alors, Michael Spindler, jugé par des collaborateurs comme ayant une mauvaise communication, a la lourde tâche de sortir le navire de ces eaux troubles. Il va donc tenter par différents moyens de relancer l'intérêt du public pour les produits Apple. Produits qui vont être réalisés en nombre, puisque l'entreprise californienne va sortir des appareils comme un lecteur CD, une caméra, un appareil photo numérique ou encore des enceintes, allant jusqu'à produire des Mac compatibles DOS.
Rien n'y fait et une grande décision va être prise. A l'instar de Microsoft qui a allègrement copié le système d'Apple (puisqu'on est un site pro-mac n'ayons pas peur de le dire), Apple va faire de même avec le modèle économique du PC, à savoir ouvrir l'architecture à des constructeurs tiers. Ainsi, le Macintosh n'est plus un produit uniquement frappé de la pomme multicolore, puisque contre l'achat d'une licence, n'importe qui peut créer son Macintosh. C'est cette période dite des "clones", qui va voir naître la fameuse "Pippin" (variété de pomme et non le surnom d'un être imaginaire à petite taille).
En effet, dans le colossal projet d'ouvrir la technologie au monde entier et d'inonder le marché, Apple a lancé en parallèle le projet Pippin qui n'est autre que des spécifications d'une plateforme allégée basée sur l'architecture du Macintosh PPC dite "multimédia", ce mot pompeux et fourre-tout inventé par le marketing de l'époque (comme l'ont été les mots "numérique" et à l'heure où j'écris ces lignes "digital").
Techniquement parlant, la Pippin est basée sur un processeur PowerPC 603e à 66Mhz, car peu cher à produire et à très faible consommation énergétique, associé au système 7.5.2 qui sera présent sur chaque CD et ainsi adapté au produit. Ce dernier a été revu pour l'occasion, abandonnant toutes les extensions non nécessaires, le firmware étant contenu dans une ROM de 4 Mo. Pour la RAM, la version de base en contient 6 Mo en plus d'un port d'extension permettant d'en ajouter jusqu'à 16 et d'une mémoire flash de 128 Ko. Avec un lecteur CD quadruple vitesse et une alimentation gérant aussi bien le 110V que le 220V, la Pippin possède une entrée et sortie audio RCA composite assurant le mode stéréo, mais surtout permet de choisir sa sortie vidéo qui gère le 640x480 en 8 ou 16 bits (soit 256 ou milliers de couleurs). Effectivement, si une sortie VGA est proposée, une sortie RCA composite mais aussi S-Vidéo sont disponibles et un simple switch permet de passer le flux du standard NTSC au PAL. Le tout est accompagné de deux ports série ADB pour y brancher des périphériques tels une imprimante ou un modem plus puissant que celui embarqué de 14kb/s (Internet entrant petit à petit dans les foyers), ainsi que deux autres ports en façade pour y brancher des manettes. L'architecture se voulant ouverte, d'autres ports peuvent être ajoutés, ce qui sera le cas pour le SCSI lors de la fin de vie de la console.
La licence est donc en vente, au même titre que celle des clones. Apple espère pouvoir la vendre grâce des arguments comme le fait que ce soit un mini-ordinateur hybride moins cher à produire, et pour les développeurs, que leur création sera compatible et portable à moindre coût sur un système 7 normalisé ou dédié. Mais la machine aurait très bien pu ne jamais voir le jour puisque la firme n'a pas les reins assez solides pour produire cet hybride et c'est l'aide du géant japonais du jouet, à savoir Bandai, qui va permettre à Apple se lancer dans l'aventure du loisir numérique.
Bandai est un mastodonte du jouet mondial, à l'instar de l'américain Mattel, qui profite beaucoup de ses droits sur des animés et autres mangas connus, tels Sailor Moon, Power Rangers ou Gundam, pour écouler les jouets et autres marchandises associées dans le monde entier, et profitant de l'influence grandissante de la culture nippone en occident.
Bandai est dirigée par la famille Yamashina et le fils compte bien montrer à son père de quoi il est capable et donner un coup de jeune à la société, en la lançant dans l'univers du jeu vidéo, ce dont le paternel ne croit absolument pas. Bandai possède une petite expérience puisqu'ayant développé et édité des jeux sur différentes consoles (pour n'en citer que deux sur NES, Dragon Ball et Les Chevaliers du Zodiaque, la légende d'or). Si cela rapporte de l'argent à Bandai, puisque les jeunes fans achetant le jeu sur des critères souvent autres que sa qualité, Makoto Yamashina est déterminé à ce que la société familiale prenne sa part du gâteau vidéoludique, avec la perspective qu'apporte toutes ses licences exclusives sur une console frappée du sceau de la firme. Le pari est fait que les petites têtes blondes japonaises vont se ruer sur cette dernière pour profiter de leurs héros préférés, délaissant la concurrence.
C'est de cette volonté de chacun, que Bandai et Apple vont se lier pour commercialiser la première console Pippin, baptisée "atmark", le 28 mars 1995 au Japon (par commande téléphonique avant de les trouver en boutique), puis le premier septembre 1995 en Amérique du nord, la renommant "@world" et troquant sa couleur blanche pour du noir.
Les termes du contrat seront les suivants, la société du pays du soleil levant assure la production et la distribution tandis que la firme de Californie prend en charge les frais de recherche et développement et s'octroie un pourcentage sur la vente des machines tout en gardant le droit de vendre la licence à d'autres entreprises.
Le prix est plutôt élevé puisqu'il avoisine les 600$ là où la Saturn ne coûte que 400$ ou la Playstation 300$, puis la Nintendo 64 lancée en 1996 à seulement 200$, sans compter que la 3DO, autre architecture à licence, s'est déjà lancée dans la bataille en 1993 pour la somme de 700$ l'unité, aux côtés d'autres 32 bits comme l'Amiga CD32 et l'Atari Jaguar. La guerre des consoles s'annonce alors féroce.
Tout lancement de console se doit d'être accompagné de titres ou du moins d'annonces de titres phares. Bandai va donc s'atteler à la tâche pour produire des jeux, bien évidemment sous licence, tels que Power Rangers Zeo vs. the Machine Empire (par le développeur CiberFlix) et d'autres qui suivront tels des Gundam forts réussis, malheureusement jamais traduits. Mais pour plaire aux habitants du nouveau monde, Apple, avec le soutient de Bandai, va passer commande pour que les développeurs portent leurs créations destinées, à l'origine, à l'exclusivité du Macintosh, sur la jeune console. Alex Seropian, fondateur du studio Bungie Software (celui racheté par Microsoft afin de développer Halo sur sa Xbox), se souvient de la demande des deux géants, pour réaliser leur FPS révolutionnaire de l'époque, Marathon, que les joueurs sous PC enviaient alors aux possesseurs de Mac : "Je me souviens que nous étions assez excités… Je crois que nous étions quelque peu sceptiques mais supporteurs du projet à la fois. Il semblait qu'Apple et Bandai voulaient vraiment qu'on le fasse [le portage de Marathon sur Pippin] et nous avions de très bonnes relations avec eux." C'est ainsi qu'on verra apparaître Super Marathon (compilation des deux premiers opus), Racing Days ou avant eux, Shockwave Assault.
Si Bandai tente de mettre ses licences en avant sur la console PPC, certaines très attendues profitent plus du côté ordinateur de la machine, pour créer des programmes comme le très remarqué Dragon Ball Z Anime Designer. Mais peu d'éditeurs tiers s'essaieront à sortir leurs productions sur Pippin (et par la même occasion sur Macintosh). D'après Julian Wilson, directeur de la division "nouveaux médias" chez Apple durant le développement de la Pippin, cela serait en partie la faute des constructeurs ayant beaucoup d'influence auprès des studios de développement, tels Nintendo et Sega (puis Sony), usant de leur dominance pour les persuader de ne pas porter leurs jeux sur une architecture concurrente.
Le côté hybride de la Pippin qui se voulait un point fort et un argument supplémentaire par rapport aux autres, se révélera le principal défaut de la machine. Console puissante, avec son Dual Frame Buffer permettant d'afficher une image quand une autre est en cours de calcul et sa connexion possible à Internet (Netscape aura d'ailleurs été mis à contribution pour sortir un navigateur spécifique à la console), elle reste un ordinateur au rabais, sans disque dur pour stocker des données ou de clavier pour naviguer confortablement sur le web. Ce fait est représenté par les manettes peu ergonomes qui, en plus de posséder les boutons typiques du loisir vidéoludique, sont équipées d'un trackball en son centre, remplaçant la traditionnelle souris (ou mulot pour les intimes). Nous verrons alors des périphériques pour agrémenter l'interface avec la machine dont l'incroyable lecteur de disquette trois pouce un quart de 230 Mo par Olympus à un prix exorbitant, mais surtout la tablette graphique accompagnée d'un vrai clavier d'ordinateur.
Il devient alors évident de voir fleurir sur cette architecture quelques jeux mais surtout des programmes éducatifs, des suites logiciels, des encyclopédies etc. D'ailleurs pour la production européenne, c'est le norvégien Katz Media qui s'y essaiera. Il semble que la société verra plus le potentiel d'un ordinateur peu coûteux, plutôt que le côté ludique de la machine, en lui ajoutant un port SCSI à l'arrière et en tentant de vendre le produit dans les hôpitaux ou comme borne internet ou kiosque dans les hôtels, sans plus de succès.
Le bilan comptable n'est pas glorieux, c'est même une perte considérable pour les deux partenaires. Bandai qui espérait écouler quelques deux cents mille unités la première année, n'en vendra qu'un peu plus de quarante mille en tout et pour tout d'après les estimations. Chère, sans image marketing claire et forte, la Pippin sombre assez vite dans l'oubli, et l'aventure débutée fin mars 1995 prend tristement fin en juin 1997 lorsque Bandai décide de stopper la production et la commercialisation de sa console (le support ayant officiellement continué jusqu'en 2002).
Pour Apple, le projet Pippin s'est arrêté avant cela, avec le renvoi de Splinder en février 1996. Pour la petite histoire, ce dernier sera remplacé par Gil Amelio qui, avec le rachat de NeXT, fera ré-entrer un certain Steve Jobs dans la société. Mais il n'y aura pas que la Pippin qui sera enterrée. Il en sera de même pour tout le système de licence et ses clones, qui n'auront pas permit à Apple de prendre des parts de marché comme souhaité, mais bien d'en perdre, précipitant la société au bord du gouffre.
Au final, la Pippin aura été un ovni dans le monde des loisirs, mi-console, mi-ordinateur, avec au compteur plus de quatre vingts programmes pour le territoire japonais et une petite quinzaine pour celui nord-américain, comportant des titres éclectiques et de qualité variable. Pour conclure l'aventure Pippin, les paroles de Julian Wilson me semble les plus justes : "J'ai beaucoup appris chez Apple, mais une chose que j'ai retenu est l'importance d'une vision. Une vision donne un contexte pour chaque décision. C'était [le projet Pippin] une distraction à ce moment là, Apple avait d'autres considérations, ils avaient probablement raison de ne pas dépenser trop de temps sur la Pippin."
Références:
En plus de l'incontournable Wikipedia, ces lignes ont été écrites à l'aide de l'excellent article, en anglais, d'Adam Volk sur le site gameological (qui n'existe plus), mais aussi grâce à l'article dédié à la console sur le site video game console library dont sont tirées quelques images (le reste provenant de ma collection personnelle).